Jacques Lacomblez sur Paul Joostens

Suite au billet de Ben Durant sur Paul Joostens publié sur notre site, voici un entretien inédit avec  Jacques Lacomblez par Ben Durant à propos de Paul Joostens (entretien réalisé le 7 septembre 2016).

Jacques, j’aimerais te questionner sur les rapports que tu as vécu avec Paul Joostens dans les années 50. Rappelons que ce dernier était né à Anvers en 1889 et qu’il y est décédé en 1960.

A mon avis, c’était vers 1957 – 1958.

Petite parenthèse, il expose à la galerie Saint-Laurent  (qui était aussi ta galerie) en 1957.

Alors je l’ai rencontré en 1956,  car c’était avant l’exposition, et j’ai dû le voir jusqu’en 1958. Je ne peux pas dire que j’ai été intime avec lui mais j’ai été plusieurs fois lui rendre visite – chaque fois le dimanche – en compagnie de Jo Delahaut ou de Jean Dypréau, parfois à trois, et je crois aussi me souvenir d’y avoir été avec Philippe-Edouard Toussaint qui lui organisa une exposition personnelle chez Saint-Laurent en 1957. A cette époque-là, bien que je n’ai pas de détails précis, je ne pense pas qu’on s’occupait encore beaucoup de Paul Joostens.

Il avait effectivement mis la clef sous le paillasson, il n’avait pas de famille proche et il n’exposait pratiquement plus.                                                                                                                Quand moi je l’ai connu, il était déjà très malade, presque grabataire et il vivait manifestement très pauvrement. A l’époque j’ai écrit un article sur lui et sur Servranckx qui est paru en juin 1960 dans la revue Aujourd’hui parce que je trouvais qu’on n’écrivait pas assez, surtout en langue française, sur ces deux artistes, même côté néerlandophone, les critiques flamands ne s’intéressaient plus à Joostens.

Il faudra attendre son décès, en mars 1960 pour que les hommages adviennent enfin, avec deux textes fondateurs, la monographie de Paul Neuhuys (le fondateur de la revue Dada Ça ira !) l’année suivante et en 1963, la notice inclue dans le monumental ouvrage de Michel Seuphor sur La Peinture abstraite en Flandre

Je l’ai toujours vu assez malade, il restait d’ailleurs couché pendant nos visites et il nous laissait ouvrir ses armoires ou aller dans les autres pièces de la maison où l’on trouvait des tables surchargées d’objets dadaïstes. Comme je préparais le premier numéro de ma revue Edda, je lui ai demandé des textes, en français, et il m’a répondu : « Ouvre les portes de cette armoire et prends tout ce que tu veux ! » Je peux affirmer que j’ai fait attention en ne prenant – poliment et avec respect – que deux ou trois poèmes, mais je me suis laissé dire que d’autres, durant sa maladie, s’étaient largement servis et pas seulement en textes !

 C’est ainsi que tu as publié dans Edda (été 1958), accompagné d’un beau collage, son poème « Conjugaison » : (…) « Serait-ce un dragon / réveillé par morsure d’ange / ou un ange livrant  / la lave de ses entrailles ? » (…)

J’ai aussi offert, en remerciement, au collectionneur Léonce Rigot, un manuscrit original de Joostens qui s’intitulait Iva s’évade.

Et tu l’as encore publié, de manière posthume, en mars 1961, dans le n° 3 d’Edda.

En 1957, il y a donc eu cette exposition chez Toussaint avec un catalogue préfacé par Jean Dypréau. Je dois dire que Dypréau s’est beaucoup et bien  occupé de Joostens. Par contre Joostens pestait volontiers contre Michel Seuphor ; lorsque j’y allais, il sortait de sa veste un gros portefeuille précieusement bourré de tous les articles de presse dans lesquels on avait méchamment écrit sur lui, parmi lesquels ceux de Seuphor. Il lui reprochait aussi de faire de la propagande flamingante lorsqu’il revenait à Anvers « en sortant de son appartement parisien pour y retourner trois heures plus tard » rageait Joostens. Il faut bien remarquer que les dadaïstes flamands, les Pansaers, les Neuhuys, les Joostens et autres Van Ostaijen avaient tous une nette propension au nationalisme flamand, d’aucuns lisant Maurras et Barrès.

Je nuancerais peut-être un peu ton propos, certes Joostens admirait Barrès, certes Van Ostaijen fut un tel activiste qu’il alla jusqu’à collaborer avec les Allemands durant la Première Guerre mondiale mais par contre, Pansaers fut l’ami du Berlinois Carl Einstein et ils lisaient plus volontiers Marx que Maurras. Quant à Neuhuys, sa revue Ça ira ! était rédigée uniquement en français, allant jusqu’à refuser un texte de Van Ostaijen parce qu’écrit en flamand.

En 2003, le troisième programme radio avait passé une très bonne émission de Jean-Pol Hecq intitulée « L’Encre brune – les Plumes de l’occupation » qui traitait de la collaboration littéraire belge avec l’occupant nazi. J’ai ainsi appris que Neuhuys, à la fin des années 30, fréquentait les réunions littéraires – très à droite –  d’un couple bruxellois, les Didier, où se croisaient Otto Abetz venant recruter des intellectuels belges pour soutenir le nazisme, Henri de Man bien sûr ou Raymond de Becker (le futur directeur du Soir volé), Hergé, Henry Bauchau, Robert Poulet mais aussi Paul-Henri Spaak

Cependant Neuhuys, après la guerre, regrettera publiquement d’avoir signé le « Manifeste » fasciste paru dans Cassandre.

Ceci dit, Joostens était un homme adorable. Je me souviens être aussi allé une fois chez lui avec Théodore Koenig.

Qui publia des dessins de Joostens dans Phantômas ?

Lorsque la ville d’Anvers voulut l’expulser de sa maison qu’elle qualifiait de « taudis », à cette occasion-là, j’ai écrit – anonymement – un tract pour dénoncer cette mesure arbitraire.

Il habitait la maison de Breughel de Velours, près du Meir, dans la Kolvenierstraat et tu es bien placé pour te souvenir que cette maison était effectivement devenue un taudis insalubre, mais Joostens était bien trop pauvre pour y remédier alors ils l’ont – manu militari – momentanément relogé dans un asile psychiatrique. Restait-il encore beaucoup d’œuvres dans la maison ?

Oui, il en restait beaucoup, y compris les tableaux de « Poezeloezen » et les dessins franchement érotiques. Il y avait aussi des portraits détournés et il restait de nombreux objets « abstraits » bien que je n’aime pas beaucoup ce qualificatif pour Joostens, « Dadaïstes » diront d’autres bien que je n’aime pas plus ce mot là que je trouve réducteur. Il y avait chez lui des obsessions, des lignes de conviction psychologique notamment à propos de l’érotisme ou dans ses rapports avec les femmes qu’il voyait de manière baudelairienne : un peu satanique et un peu pécheresse mais avec un attrait certain pour le péché.

Seuphor, encore lui, remarquait fort justement son « érotisme morbide » tant il est vrai que la femme de Joostens oscille entre Vierge Marie et Marie Salope.                                                                                                                 Oui, les deux cohabitaient comme dans les « quartiers bas » de Pierre-Jean Jouve.

La femme l’a travaillé toute sa vie…

Beaucoup ! Comme dans ce fameux dessin de femme géante couchée dont le sexe bée comme un portail dans lequel va s’engouffrer une cohorte d’hommes. On ne peut s’empêcher de penser à la file de guerriers silhouettés sur la glace dans le film d’Eisenstein, Alexandre Nevski. J’y vois aussi un rapport – sans les pèlerins – avec L’Origine du monde de Courbet car il y avait un rapport à l’universalisme chez Joostens comme dans les « Cosmogonies » de Servranckx : les seins et les fesses de la femme sont des cosmogonies chez Servranckx.

Tandis que pour Joostens les femmes sont des architectures qui confond délibérément la femelle et l’église dans un même monument à la fois mystique et sensuel. Le dessin que tu viens d’évoquer trouvera, en 1966, un écho monumental  au Musée de Stockholm avec la gigantesque Nana de Niki de Saint-Phalle, les spectateurs pénétraient aussi à l’intérieur par le vagin, le corps de carton-pâte abritait un labyrinthe, des installations, un toboggan et un bar.  Saint-Phalle en parlait comme d’une « déesse » et d’une « cathédrale » que Joostens n’aurait sûrement pas désavouée.                                                                                                                Il connaît une fin de vie misérable ?

Oh oui, celle de la maladie et de la pauvreté. Je connaissais l’importance historique de Joostens et c’est pour cela que je tenais à le rencontrer  et à obtenir des textes pour Edda, néanmoins avec le mouvement « Phases », nous souhaitions davantage aller vers de jeunes révélations plutôt que vers des artistes déjà consacrés mais comme au milieu des années 50 on ne parlait plus beaucoup de Joostens, j’ai voulu le sortir du purgatoire, pareil pour Servranckx qui n’était pas non plus à sa vraie place. Voilà deux grands artistes qui avaient pris du retard sur le peloton mais tous deux n’avaient plus envie de courir pour attraper un train qui arrivait trop tard.

Dès 1926, il écrit à Michel Seuphor : – « Tout est couru et il ne sert plus de courir car on part toujours en retard. » Lorsqu’il meurt en 1960, se constitue un « Fonds Paul Joostens » qui visait à sauver son œuvre. En fis-tu partie ?

Non, mais je suis quasiment sûr que Dypréau en fut, ainsi que quelques Anversois dont je ne me souviens pas des noms.

Comment se présentait son exposition chez Saint-Laurent ?

C’était très bien, il y avait des collages et des objets et tout cela n’était pas bien cher. Toussaint en avait profité pour lui acheter un très beau collage des années 20 que j’ai reproduit dans Edda. J’avais également envoyé un texte à ce sujet à Edouard Jaguer qui le fit reproduire dans un numéro de « Phases ». En visitant Joostens, j’ai eu le sentiment d’assister à une renaissance, celle d’un artiste qui souffrait d’une cruelle sous-visibilité et d’une injuste sous-estimation. Parce qu’aller plus loin que Joostens – dans ce genre – c’était quand même difficile, et pour moi, un de ses rares héritiers dignes de ce nom, c’est Camiel Van Breedam.