par Guy Ducornet
Avant de rencontrer Sarane Alexandrian, je ne le connaissais que pour ses hommages circonstanciées aux peintres que j’appréciais comme Victor Brauner et Max Ernst et ses ouvrages sur l’érotisme et les philosophies occultes – travaux considérables qui avaient permis à ce parfait gentleman de survivre de sa plume, avec tous les risques que cela comportait. J’avais pu compléter, grâce à lui, ce que j’avais appris du Catharisme grâce à une visite aux sites des Corbières et à Montéségur en 1962, et à l’échange de correspondances avec René Nelli qui avait suivi.
Ce n’est que fort tardivement que j’ai fait la connaissance de Sarane Alexandrian lorsqu’il est venu, accompagné de Lou Dubois, m’écouter un soir de 2008 à la Bourse du Travail à Paris, lorsqu’une soirée organisée par le groupe Francisco Ferrer pour la sortie de mon livre Surréalisme & Athéisme. Il m’avait alors invité à lui rendre visite chez lui, rue Jean Moréas, et j’avais passé deux heures passionnantes dans son bureau-bibliothèque, face à un grand tableau de Victor Brauner.
J’avais été séduit par sa grande intelligence, sa vaste culture et sa parfait élégance à vieillir malgré des ennuis de santé qu’il subissait avec vaillance, et je le revois me confirmer que j’avais bien fait de lui demander cette année-là de signer une seconde fois le trac À la niche les glapisseurs de Dieu !, qu’il avait paraphé à 21 ans, en 1948, aux côtés d’André Breton et d’une cinquantaine d’autres surréalistes (parmi lesquels Alain Jouffroy était le seul autre survivant).
Il m’avait également demandé de collaborer aux numéros de Supérieur Inconnu qui allaient sortir – ce que j’avais accepté avec plaisir, sans savoir qu’il n’y en aurait plus que deux.
Quand je lui avais dit, en réponse à l’une de ses questions, que j’avais été trop jeune – et surtout trop timide – pour m’approcher d’André Breton lors de ma première exposition parisienne au Soleil dans la tête en 1958, il m’avait dit en souriant que j’avais eu grand tort – en me rappelant qu’il n’avait lui-même que 18 ans lorsqu’il était devenu son secrétaire, juste après la guerre, et que Breton s’attachait davantage aux personnes qu’à leurs « productions » – artistiques ou non.
J’avais surtout été sensible à sa manière délicatement vibrante de me parler de l’homme auquel il avait si respectueusement rendu hommage dans on indémodable petit livre André Breton par lui-même dans la collection Écrivains de toujours au Seuil. Et avec une extrême courtoisie, il m’avait remercié d’en avoir cité les extraits suivants dans mon propre livre :
« Il est donc parfaitement clair que Breton n’a eu de cesse, depuis le début de l’aventure surréaliste, de reprendre aux religieux ce qu’ils avaient usurpé par la duperie et la violence au fil du temps […] C’est ce que confirme Sarane Alexandrian, pour qui André Breton
« est un des noms inaltérables de l’humanisme athée contemporain […] Il ne s’est pas contenté de se détourner avec indifférence de la religion, mais il a milité énergiquement contre elle ; il fut un temps où il désignait comme but prioritaire au surréalisme le service de la cause antireligieuse… Cependant, il gardait la volonté de sauver ce qui, dans les religions, correspondait à des aspirations légitimes de l’homme : non pas la croyance en la vie future, qui lui semblait un abus de confiance, ni celle d’un Père céleste où il voyait une extension de la tyrannie du patriarcat à l’échelle de l’univers, mais le besoin profond de l’extase et de la révélation, de la communication intuitive avec les secrets de la nature »
Bref, l’imaginaire poétique et toutes les modifications d’un merveilleux profane. »
Mieux que n’aurais su le faire, ce passage exprimait à merveille ce « merveilleux profane » qui a donné lieu à tant de malentendus – souvent de mauvaise foi ! – du côté des rationalistes, des libres penseurs et même au sein du mouvement surréaliste comme l’a montré la querelle Carrouges-Pastoureau dans la première moitié des années cinquante.
Et Sarane Alexandrain ajoutait pour conclure ce débat si mal perçu :
« L’athéisme marxiste dont Breton se recommandait au départ devrait prendre avec lui une tournure excédant le matérialisme dialectique ; restant fidèle à son idée d’inventorier le legs culturel, il se préoccupa d’examiner les mythes, les rites, les croyances qui, dans les religions primitives ou dans les sectes écloses à l’ombre de la religion chrétienne, méritaient d’être réanimées par l’esprit moderne et inclus à l’intérieur de toute fondation d’une éthique moderne. »
C’est l’extrême clarté de ces passages qui m’avait poussé à conclure ainsi mon chapitre :
« Devant cette démarche obstinée de Breton, aussi mal comprise (ou admise !) que ses positions politiques de 1924 à 1966, la réaction générale de la critique a si longtemps été l’ignorance et le mépris que je n’ai sollicités, d’un bout à l’autre de cette étude, que des voix internes au surréalisme, avec leurs divergences, c’est-à-dire celles de participants actifs à l’aventure, au sein du mouvement, à une époque de leur vie. »
Guy Ducornet