Claude Gauvreau, Le Vampire et la Nymphomane

Esprit rebelle, anticlérical et libertaire, Claude Gauvreau  n’a pas vingt ans lorsqu’il commence  à écrire des « objets dramatiques », textes vocaux,  « pour  l’ouïe  », « nullement  destinés à la vue » qu’il regroupera sous le nom d’Entrailles. D’emblée  il adopte un lyrisme surréaliste nourri d’images poétiques présentant comme  le voulait Pierre Reverdy « le degré d’arbitraire le plus élevé », à quoi s’ajoutent des mots-valises à la manière de Lewis Carroll, et jusqu’à une poésie de mots inventés faisant écho à certains poèmes Dada ou à Finnegans Wake de Joyce :

Keulessa Kyrien Cobliénez Jaboir

Veulééioto Caubitchounitz Abléoco

Vénicir Chlaham Kérioti Kliko

Pour le lecteur français, de tels vers font songer aux premiers poèmes lettristes d’Isidore Isou, écrits exactement la même année, mais que Gauvreau ne pouvait connaître puisqu’ils ne paraîtront qu’en 1947. En outre, tandis que le poète roumain tourne définitivement  le dos à la poésie à mots et s’engage dans un processus de systématisation théorique, le poète québécois maintiendra dans ses œuvres à venir un langage spécifique mêlant le jargon à l’écriture automatique, langage qu’il se plaît à qualifier d’ « exploréen  ».

On  est alors en pleine émergence du mouvement  automatiste, cette version québécoise de surréalisme qui partage avec celui-ci le fait de n’être pas une école littéraire, mais un mouvement  émancipateur à la visée bien plus large, telle que l’exposera le manifeste  Refus global, rédigé par Paul-Émile  Borduas  et signé par 15 autres artistes, dont Gauvreau, en août 1948. Dans ce texte qui fait référence explicite à Sade, dont il déplore qu’il soit « introuvable en librairie », et à Isidore Ducasse, « resté trop viril pour les molles consciences contemporaines », Borduas ne propose rien de moins que la liquidation de l’étouffante société québécoise corsetée par le catholicisme et affligée des innombrables « peurs » morales et culturelles qu’il engendre. « Place à la magie ! Place à l’amour ! », s’écrie-t-il. Aussi est-il d’autant plus urgent de rompre avec les misérables habitudes sociales, d’en finir avec l’abaissement de l’homme et l’hypocrisie dominante, ce qui passe par le « refus de se taire » ainsi que le « refus de la gloire » et « des honneurs ». Preuve une fois encore de la capacité prophétique de la poésie portée par la révolte, on y peut lire des propositions qui entrent en étrange résonance avec nos préoccupations contemporaines :

La décadence se fait aimable et nécessaire : elle favorise la naissance de nos souples machines au déplacement vertigineux, elle permet de passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la désintégration à volonté de la planète. […] Notre raison permet l’envahissement du monde, mais d’un monde où nous avons perdu notre unité.

La conclusion du manifeste sonne comme un appel à la transformation révolutionnaire de la société :

Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaines inutiles réaliser dans l’ordre imprévu, nécessaire, de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels. D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec les assoiffés d’un mieux être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.

Si trois petites pièces de Gauvreau datant de la fin de la guerre figurent en annexe du manifeste proprement dit, c’est en 1949 qu’il écrit Le Vampire et la Nymphomane. Il ne conçoit pas cette nouvelle œuvre comme une simple pièce de théâtre, mais comme  un livret d’opéra en trois « phases  », pour lequel il cherchera en vain de son vivant un compositeur  acceptant de lui donner sa trame musicale. L’intrigue est relativement simple : elle met en scène deux protagonistes hors normes, deux irrécupérables, le Vampire et la Nymphomane, qui se heurtent aux institutions  cardinales de la société : la famille, l’hôpital psychiatrique – où, au début de la pièce, est enfermée la Nymphomane  – et la police, incarnée par deux acteurs jouant des Chiens policiers. D’autres personnages comme  la Femme et l’Homme  aux deux pieds bots, l’Adorable Verrotière, le Mari ou l’Aliéniste, jouent en apparence les rôles classiques de récitant, d’adjuvant et d’opposant,  tout en en subvertissant largement les codes. Quant au Vampire et à la Nymphomane,  ils s’éprennent d’amour fou et à la fin, dans un geste suprême de révolte contre un univers invivable, ils se suicident sur la scène.

Mais, dès la première minute, c’est à un véritable ouragan verbal que sont soumis, à un rythme haletant, les spectateurs : « À quelle date entrouvrir le con lessivé et, dans la casemate du mineur, détremper le jour et consolider au soleil les rubis de flancheroube  et les vallières de charutal ? » demande  l’Homme  aux deux pieds bots. « Tu es le fromage de mes reins ! Tu es le yoyo au pubis de rosaire ! Tu es l’or et le vinaigre, la patte et le califourchon ! » lance le Vampire à la Femme  aux deux pieds bots juste avant de l’assaillir et de lui sucer le sang. « Je me baigne dans les protubérances malsaines de la malice hypnotique […]  Mais la sève des beaux jours alimente mon  clairon de biches naïades » déclarera ensuite la Nymphomane.

L’effet hypnotique de ces répliques tourbillonnantes s’accorde parfaitement à leur version chantée qu’en septembre 1996, 25 ans après la mort de Gauvreau,  en donnera le compositeur  Serge Provost  sur la scène de L’Usine C de Montréal dans une mise en scène de Lorraine Pintal, représentation qu’il est actuellement possible de visionner librement sur Internet.

Aujourd’hui, Claude Gauvreau est reconnu comme l’un des acteurs majeurs de la révolution automatiste québécoise, et fait figure, pour la poésie, de pendant à Borduas ou Jean-Paul Riopelle pour la peinture. Pour la première fois, Le Vampire et la Nymphomane, qui n’était disponible jusqu’alors que dans un ensemble d’œuvres de l’auteur, paraît en édition autonome,  et de surcroît bilingue, en anglais et en français. La version anglaise, remarquable prouesse  de traducteur, est due  à Ray  Ellenwood,   professeur  émérite à l’Université  York  de Toronto, connu pour être l’auteur d’Égrégore : une histoire du mouvement automatiste de Montréal, étude monumentale qui fait désormais autorité. L’opéra méconnu de Gauvreau constitue sans doute le plus vibrant spécimen de ce greffon québécois du surréalisme que fut le mouvement  automatiste.

Version complète de l’article de Joël Gayraud paru dans le n° 165 d’Infosurr.

 

Claude Gauvreau, Le Vampire et la Nymphomane, « Opéra » / The vampire and the Nymphomaniac, Opera, Toronto  (Canada), One Little Goat Theater Company & Nouvelles Éditions de Feu-Antonin, novembre 2022.

Claude Gauvreau, Le Vampire et la Nymphomane, « Opéra », mise en scène de Lorraine  Pintal : <http://www.reddit.com/r/opera/comments/ec39ro/chants_libres_le_vampire_et_la_nymphomane_de »>www.reddit.com/r/opera/comments/ec39ro/chants_libres_le_vampire_et_la_nymphomane_de