par Dominique Rabourdin
À Christine
Gilles Brenta est né le 29 novembre 1943 à Uccle, en Belgique. Son père souhaite l’orienter vers la carrière diplomatique. Il préfère peindre, dessiner et fuit l’université pour fréquenter l’atelier du peintre Maurice Boel. Il réussit le concours d’admission à la très sélective École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre, où il rencontre en 1967 sa future femme, Christine Wendelen. C’est une période d’apprentissage où il est furieux, où il invente tout, où il ne lit pas. Le premier écrivain à l’intéresser sera, des années plus tard, Witold Gombrowicz. Il écrit un peu, des poèmes, en publie, est acteur au Living Theater, à Bruxelles et Amsterdam, et dans quelques films, commence à exposer et travaille comme accessoiriste puis décorateur pour le théâtre et le cinéma.
À La Cambre, il s’est lié avec un étudiant en architecture, Yves Bossut, peintre et ami d’enfance de Tom Gutt, le chef de file, depuis la fin des années 50, du petit groupe de jeunes gens passionnément engagés dans le surréalisme, un surréalisme de combat. En 1973, il expose à la galerie Aquarius. Sa peinture est l’une des plus déroutantes et des moins esthétisantes que l’on connaisse. Gutt lui achète plusieurs tableaux. C‘est le début de leur amitié, intense leurs vies durant.
Gutt admire avant tout Paul Nougé, l’homme qui écrit à André Breton, dès 1929 : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous, dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent ». Du « surréalisme belge », Nougé est la référence absolue, celui qui le premier proclame l’importance de René Magritte, en refusant de ne voir en lui qu’un simple « peintre », donc cesse de s’y intéresser quand il est rattrapé par le marché de l’art : la pire des trahisons. Gutt est lié de profonde amitié avec certains des anciens compagnons de Nougé et Magritte, Louis Scutenaire, Irène Hamoir et Marcel Mariën, et leur fait rencontrer Gilles. Il a 30 ans quand il rencontre ces « grands personnages », devient leur ami, participe à leurs entreprises, à leurs publications, aux mêmes revues, Phantomas, Les Lèvres nues, et Le Vocatif, de Tom Gutt… L’histoire du surréalisme en Belgique est celle d’une succession de rencontres, un fil continu. La « leçon » de Nougé – et avant lui, déjà, celle de Jacques Vaché : « Nous n’aimons ni l’Art ni les artistes » – passe par Magritte, Scutenaire, Mariën, Gutt, jusqu’à Brenta, qui jamais ne s’est considéré ni ne se considérera comme « peintre » ou « artiste ». « On le voit surtout ne pas peindre », admire Gutt qui, à partir de 1976, l’expose à plusieurs reprises à la Galerie La Marée, à Bruxelles. « Des tableaux chausse-trappes», remarque Irène Hamoir. Il travaille par séries, à intervalles parfois longs, sans jamais faire de concessions, toujours dans une totale liberté. Contrairement à Magritte, pour qui les titres sont déterminants, il se refuse systématiquement à en donner à ses œuvres, pour les préserver de toute tentative d’interprétation. Tom et Claudine Gutt, Louis Scutenaire et Irène Hamoir, Marcel Mariën , Jean Wallenborn, Michel Thyrion, André Thirion, Gaston Puel et Bernard Noël préfacent ses expositions. Gilles illustre leurs livres, et parfois les édite, à l’enseigne, créée avec Christine Wendelen, des Trois petits cochons,
Poète, collagiste, peintre, dessinateur, sculpteur ET forgeron, maçon, menuisier, tourneur sur bois, Gilles Brenta sait tout faire. Il travaille de plus en plus comme décorateur, pour la publicité et la télévision – Télé-Chat, avec Roland Topor et Henri Xhonneux, 234 épisodes entre 1983 et 1985. Il produit et réalise des documentaires, Le Jeu des figures, sur Denis Marion, Le Défilé des toiles, sur les peintres « pompiers» (avec Claude François) et en 2001 (avec Dominique Lohlée), L’Ami fantastique, trois journées avec Noël Arnaud, le film où il va le plus loin, qui deviendra un véritable film culte. Arnaud avait exposé chez lui, à Penne du Tarn, les très impressionnants tableaux de la série L’Étendue des Dégâts. Leur complicité est forte. Ils réalisent plusieurs livres ensemble.
En 1993, Christine et lui découvrent sur les hauteurs de l’Aveyron un petit hameau de tailleurs de pierres et d’éleveurs de brebis, L’Hôpital. Il aurait pu dire, comme André Breton dans l’éblouissement de Saint-Cirq-La-Popie : « J’ai cessé de me vouloir ailleurs ». Ils décident de quitter Bruxelles et d’y vivre. Ils passent des années à le réhabiliter et l’embellir. L’étendue des travaux – L’Hôpital comprend sept bâtiments laissés à l’abandon – constitue un défi à sa mesure. Il devient au fil des années un lieu étonnant où il fait bon vivre, avec sa « Mairie », une « salle de bains municipale », une maison au nom de chacun de ses deux enfants, Julie et Loup, une « salle des fêtes André Breton », une « place Louis Scutenaire », une « rue Dada », une « fontaine Irène Hamoir », un « parc Tanguy » et beaucoup de livres. L’ancienne étable est transformée en « Bar du lendemain » (en référence au roman de Georges Ribemont-Dessaignes). Avec Tom Gutt, Christine et Gilles y éditent un journal, L’Écho du Var et de l’Aveyron réunis, « quotidien d’art et de poésie ne paraissant pas le dimanche », 373 numéros de 1997 à 2002.
Il peint de temps en temps, invente des objets. Son choix de vivre à l’écart le tient éloigné de l’actualité artistique, dont il ne se soucie guère, mais ses œuvres sont régulièrement montrées dans les publications et expositions anthologiques sur le surréalisme belge. En 2008 Roger Roques, l’animateur de la librairie-galerie Loin-de-l’œil, à Gaillac, lui permet de réaliser mieux qu’un accrochage : l’installation d’un Petit Musée Brenta qui rassemble ses peintures, dessins, sculptures, objets, films, et publications. Ce qui pouvait sembler hétéroclite montre sa cohérence. En 2015 la même galerie expose ses Sabotages : le sabot de bois des paysans devient le personnage d’une saga en 32 épisodes et se transforme au gré de son imagination en avion, en bateau, en moulin à vent, en chausson de danse, en violon, en cheval de Troie, en dinosaure, en gladiateur sorti d’un tableau de Chirico pour vivre de fabuleuses et jubilatoires aventures. Un tour de force. [voir l’article de ce site sur l’exposition avec illustrations]
La maladie ne lui permet pas de continuer à travailler. Il meurt le 21 juillet 2017.
Il était membre de l’Association des amis de Benjamin Péret. Comme souvent ses amis belges, Il plaçait Péret très haut. Il avait beaucoup en commun avec lui : la révolte, l’amour de la poésie, la constante imagination, la rudesse apparente, la générosité, la fidélité en amitié. En 1925, Pierre Naville avait consacré un bel hommage à celui qui était, pour ses proches, « Benjamin l’impossible » :
« Péret, quant à lui, ne collectionnait pas les hommages, les marques de déférence ou les cris d’admiration. Il ne respirait pas les promesses ; plutôt un déjà météore infrangible; Breton m’avait d’emblée invité à voir en lui tout autre chose qu’un écrivain à la recherche d’un public ; plutôt un être qui voulait en découdre sans tarder ; sans souci de sa personne. Il avait en effet, plutôt que tous autres, le sens de l’imprévu, de l’attaque, de l’objectif, de l’obstacle à vaincre […] Dans ces années où la bêtise et la vulgarité semblent avoir la main mise sur les poètes, on compte les hommes dont la destinée cache autre chose qu’une carrière honorable … »[1].
Que de tels mots puissent, il me semble, s’appliquer ainsi à Gilles Brenta, donne une haute idée de l’homme incapable du moindre compromis, absolument intègre et magnifiquement libre que nous saluons avec respect et admiration.
Dominique Rabourdin
Ce texte sera publié dans le prochain numéro 6 des Cahiers Péret à l’automne 2017.
[1] Publié par Philippe Soupault dans La Revue Européenne, repris dans son livre de mémoires, Le Temps du surréel et en préface au tome 2 des Œuvres complètes de Péret