Parlons un peu plus en détails de Jan Švankmajer, né en 1934 à Prague et membre du groupe surréaliste pragois. Il expose des Unnatürliche Geschichten [Histoires non naturelles] début 2023 à Schwandorf, petite ville franconienne pas loin de Nuremberg.
Après ses expositions d’Amsterdam (Eye Film Instituut, 2018-2019) et de Dresde (Kunsthalle im Lipsiusbau, 2019-2020, exposition avec sa femme décédée Eva Švankmajerová [1940-2005], plus de 300 objets exposés), c’est la troisième présentation ces dernières années de l’œuvre si multiforme et multimédia de ce créateur connu de films d’animation dont les nombreux admirateurs déplorent qu’il soit encore assez peu connu en France. Pourtant, une des monographies sur lui a été publiée en français (Charles Jodoin-Keaton, Jan Švankmajer – Un surréalisme animé. Aix-en-Provence, éd. Rouge profond, 2011) et en 2001, il y eut le DVD Les Chimères des Švankmajer [sur Jan et Eva].
Švankmajer, qui vit et travaille à Prague et, depuis 30 ans, dans le petit village de Knovíz à 40 km au nord-ouest de Prague, a fait, dans les années 1950, des études de scénographie et de théâtre de marionnettes. Ensuite, il a collaboré quelque temps au fameux théâtre Laterna Magica, avant de réaliser en 1964 son premier court métrage. Quelques années plus tard, d’autres films d’animation, présentés surtout à l’étranger, lui valaient une renommée internationale croissante. Le court métrage Le Jardin (1968) passe pour être son premier film sur- réaliste – avant la lettre, puisque ce n’est qu’en 1970 qu’il fit la connaissance de Vratislav Effenberger, porte- parole du groupe surréaliste tchèque auquel il s’associa l’année suivante.
À cette époque, ce groupe était de nouveau condamné à la clandestinité par le régime stalinien au pouvoir, après avoir joui, au moment du « printemps de Prague », d’une brève période de liberté relative. De 1973 à 1980, toute activité artistique était interdite à Švankmajer parce qu’on l’accusait d’avoir inséré des messages politiques dans un de ses films. Cela ne l’empêchait pas de continuer à réaliser des films et à fabriquer en même temps toutes sortes d’œuvres plastiques à deux ou à trois dimensions, surtout des sculptures et des assemblages, mais aussi des objets tactiles et même des céramiques. Puis, en 1989, survint la chute, si longtemps, désirée de la dictature et la possibilité, pour lui et ses co-équipiers surréalistes, d’agir librement et de se présenter ouvertement dès maintenant à ses compatriotes. Selon Švankmajer :
On me demande assez souvent si j’ai modifié, après le tournant de 1989, les thèmes de mon travail. Non, je crois qu’au fond la civilisation toute entière est tombée malade. C’est pourquoi mes thèmes sont restés les mêmes.
Ce qui, avant et après 1989, caractérise la facture de la plupart des films de ce réalisateur, c’est la technique dite de stop-motion : des images isolées et immobiles sont prises et, chacune légèrement modifiée, reliées l’une à l’autre, créant l’illusion d’une action en mouvement (le pionnier de cette technique fut Georges Méliès qui, en 1896, s’en servit pour la première fois). Grâce à ce procédé, des choses inanimées se mettent aussi facilement en mouvement que les êtres vivants – tel un lit qui a des ailes et qui s’envole – et cela le plus souvent avec une rapidité hallucinante. Dans plusieurs de ses films, par exemple dans Alice (1988) qui est son premier long métrage, Švankmajer combine des séquences obtenues par stop-motion avec d’autres filmées normalement où jouent de vrais comédiens. Assez souvent, il utilise aussi, retournant à ses années d’études, des éléments du théâtre de marionnettes.
Tous ces films sont peuplés d’invraisemblables créatures hybrides, humains et animaux : il y a d’innombrables squelettes d’hommes et de bêtes, on voit parader des poissons à quatre jambes, à la queue en tire-bouchon et à la carapace de tortue ou d’autres ornés de cornes et de ramures de cerf ; des grenouilles qui sont en même temps des béliers rencontrent des lapins costumés et des ours en peluche, etc. – une faune et une flore tout à fait insolites. Tout cela crée une atmosphère de dérèglement total et on ne sait pas quel adjectif convient le mieux pour décrire cet univers effréné sorti, paraît-il, du cerveau d’un fou furieux : grotesque, monstrueux, cauchemardesque, mais aussi macabre et sinistre, effrayant et répugnant, souvent cruel et méchant, quelques fois burlesque, humoristique, polémique, plein d’érotisme… et drôle, très drôle.
Miloš Forman a inventé cette équation pour les films de son compatriote :
Buñuel + Disney = Švankmajer.
Certains traitent ce dernier de « légende » et il est certain qu’il a influencé d’autres réalisateurs peut-être plus connus que lui, tels que Tim Burton (Planet of the Apes, 2001) et Terry Gilliam (Monty Phyton’s Life of Brian, 1979). Un grand nombre de prix internationaux jalonne sa carrière – ainsi en 2010 l’Association internationale du film d’animation lui décerna, pour Možnosti dialogu [Possibilités de dialogue] (1982), le prix du meilleur film d’animation du monde des dernières 50 années ! Un an plus tard, d’ailleurs, le Président de la République tchèque comptait lui remettre, pour honorer l’ensemble de son œuvre, une médaille d’État – que Švankmajer refusa en déclarant que pour lui l’État représentait la violence organisée et une source de répressions et de manipulations.
Mais plus fréquemment qu’anarchiste, le réalisateur se proclame surréaliste – c’est peut-être la même chose – parce que, dit-il, « le surréalisme est un voyage dans les profondeurs de l’âme, tout comme l’alchimie ou la psychanalyse ». Or ces profondeurs, c’est-à-dire l’inconscient, sont pour lui aussi la principale source d’inspiration de ses créations cinématographiques et autres ; il déclara ainsi : « Je pars de mes propres peurs primitives, de mes obsessions et de mes souvenirs d’enfance ». Ce sont ces phénomènes psychiques oubliés, refoulés, tabouisés, ces choses inexprimées et inavouables qu’il se propose de mettre en lumière. Parfois ce sont Edgar Poe, Lewis Carroll et le marquis de Sade qui ont inspiré ses films ou bien c’est le passé mythique et magique de Prague (l’époque maniériste de Rodolphe II et d’Archimboldo, par exemple) qui a fécondé son imagination.
Cela vaut aussi, je pense, pour pas mal de ses sculptures, objets, assemblages et collages qui représentent l’autre partie de sa production artistique. Ce sont des œuvres formées, elles aussi, de matériaux hétérogènes et hétéroclites, souvent organiques, allant de toutes sortes de squelettes d’animaux jusqu’aux corps de bêtes empaillées en passant par des insectes horribles, le tout parfois amoncelé avec surabondance. De même que les films, elles répandent une atmosphère parfois assez ténébreuse et inquiétante, mais souvent aussi émerveillante ou même hilarante. Certaines rappellent les produits des taxidermistes et font revivre la tradition des cabinets de curiosités tels qu’ils existaient à l’époque de la Renaissance et du Baroque. Dans son œuvre graphique et ses collages, Švankmajer aime recourir aux illustrations des anciennes publications encyclopédiques avec leurs curieux objets d’histoire naturelle, modèles qu’il façonne à l’aide de ce qu’il appelle son « scalpel surréaliste ».
Dommage que l’exposition Histoires non naturelles ait lieu dans une si petite ville ; bien qu’elle soit limitée (une cinquantaine d’objets exposés), elle mériterait un cadre plus large, parce qu’elle présente un tour d’horizon éminent des activités artistiques de Švankmajer. Au centre de la manifestation de Schwandorf, il y a deux films, Historia Naturae, Suita (1967) et Kunstkammer (2022) qui est une promenade à travers les chambres de son vaste domicile où l’on découvre de nombreux échantillons de 50 ans de travail imaginatif. À côté de ces films et de quelques dessins médiumniques ( !), on nous propose un choix remarquable de sculptures et d’assemblages.
Quant à cette partie de l’œuvre de Švankmajer, ne taisons pas qu’il y a des critiques qui expriment de sérieuses réserves, constatant qu’il s’agit là moins de surréalisme authentique que d’une sorte de maniérisme un peu éculé et inapte à rendre vraiment compte des profondeurs de l’inconscient. D’aucuns remarquent qu’au cours des années, la production artistique du cinéaste a tendu à devenir un exemple de commercialisation d’une manière de faire. L’inculpé y répond placidement en répétant son appartenance sûre et certaine au surréalisme et à ses principes – dont celui qu’il exprime par son conseil parfois adressé aux jeunes artistes :
Ne mettez jamais votre œuvre à d’autres services qu’à celui de la liberté.
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Version complète de l’article de Heribert Becker paru dans le n° 165 d’Infosurr.
Jan Švankmajer, Unnatürliche Geschichten [Histoires non naturelles], 29 janvier – 19 mars 2023, Schwandorf (Allemagne), Kebbel-Villa – Oberpfälzer Künstlerhaus.
A consulter :
Jan Švankmajer, The Complete Short Films, 3 DVD, Prague, Athanor, 2007, 5h13 min.
Jan Švankmajer, Cesty spasení [Chemins de la rédemption], Prague, éd. Dybbuk, 2018, 416 pp.