par Ben Durant
Paul Joostens naît à Anvers le 18 juin 1889, son père est marbrier tandis que sa mère est issue de la grosse bourgeoisie. Il étudie d’abord chez les Jésuites avant d’entrer en apprentissage chez l’architecte Winders dont il gardera toute sa vie la notion d’architecture et de construction, disant « Si un tableau est mal équilibré, il ne m’intéresse pas ». Il apprend également la peinture à l’Académie d’Anvers puis à l’Institut Supérieur des Beaux-arts. Ses premières toiles exécutées en 1910 sont successivement impressionnistes, pointillistes et fauves. Mais sa palette s’assombrit et sa peinture devient expressionniste. Il entame ses premiers collages d’esprit dadaïste en 1915.
Début des années 20’, Joostens se partage entre objets Dada et peintures futuro-cubistes. Le poète anversois Paul Neuhuys (Anvers, 1897-1984) crée en 1921 une revue littéraire (en français) d’esprit dadaïste baptisée Ça ira ! dans laquelle on trouve les signatures (outre la sienne) de Paul Éluard, Francis Picabia, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Yvan Goll, Clément Pansaers et André Salmon, suivis de Marcel Lecomte, Michel de Ghelderode, Henri Michaux et Marcel Mariën. Il décide d’ouvrir les pages à du visuel et contacte à cet effet deux artistes anversois qu’il admire, Paul Joostens et Floris Jespers. Joostens est pour lui l’archétype du « peintre-écrivain », celui qui met des images sur des mots et des concepts. Ce qui explique sans doute le côté protéiforme de l’artiste qui complète sa peinture par des collages, des objets tridimensionnels, des encres ou des poèmes onomatopées Sadas comme le très osé « Salopes ! » paru dans Ça ira ! en 1921. Ce texte est contemporain de l’« Apologie de la paresse » de Clément Pansaers et « Les Rêves et la jambe » de Michaux.
« En termes courtois Msieu Babilo daigna orchestrer prélude de Bal : « Toi, Salopette, qui n’aime pas les bonhommes, O La Wi Wi ! Océans – écume distillation – Loups, tu devines, insexuée. Un râle de rescapé dans le ciel minéral. Enfer de la Toux , aie pitié. Rose nom de toi, éclate. Et voici nos pneus au Sommet du monde par benzine, votre vin. Noir chouart, crème fantaisie. Tu veux chou-croûte Barbès ou Crêve Never ? Pleure pas pauv’goss’, petit bélier Cupidon décroche une paille. » (« Salopes ! »)
C’est Dada qui va révéler Joostens, lui donner le goût des constructions arbitraires et poétiques ; à l’instar de Kurt Schwitters, un ballon crevé, un morceau de dynamo, un emballage métallisé de chocolat ou une lame de rasoir seront autant de trésors hétéroclites pour fabriquer des objets magiques obéissant à des rituels drôlatiques ou incongrus dont Joostens est le grand incantateur. Début des années 20, alors que ses collages sont radicalement abstraits, sa peinture devient cubiste : La Sirène, La Sybille. Michel Seuphor (1901-1999), autre critique avant-gardiste anversois s’installe à Paris en 1925, il y rencontre Joostens l’année suivante et sera le témoin de son mariage à la mairie de Levallois-Perret, mariage apparemment burlesque entre le dandy Joostens et la « Petite Mado », une Parisienne de petite vertu qu’il avait enlevée d’un bordel anversois ! Seuphor le décrit comme un « enchanteur désabusé, d’humeur fragile, légèrement couard ». Comme Neuhuys, il note aussi le poète dadaïste tandis qu’il salue le peintre, qui de 1920 à 1923 « se trouvait alors à niveau égal avec la pointe la plus avancée de l’art européen ». Joostens, en pleine effervescence créatrice s’attaque conjointement à des objets-collages eux aussi plein d’humour ou à des « Constructions » en bois qui rappellent son dû à l’architecture tout en lorgnant vers Les Rapports des volumes (1921) de son concitoyen, Georges Vantongerloo. En 1925, Joostens vire dans l’Expressionnisme, ses villes sont aussi sombres et déformées que les décors du film de Robert Wiene Le Cabinet du Docteur Caligari (1920).
Comme Malevitch ou Giorgio De Chirico, milieu des années 20’, Joostens renonce brutalement à la modernité pour se ressourcer dans la « grande peinture » et si De Chirico prend pour modèle Le Titien, Joostens proclame que Hans Memling sera son nouveau maître. En décembre 1926, il écrivait déjà à Seuphor : « Ma carrière artistique se termine en 1923. Je me survis depuis. Tout est couru et il ne sert plus de courir car on part toujours en retard ». Seuphor rapporte encore qu’en 1927, Joostens avoue avoir « abandonné le cubisme et tous les ismes et que son seul modèle et père nourricier est le grand et unique Hans Memling ». Quant à son unique modèle, la femme, elle sera à la fois Vierge Marie et Marie Salope :
« Je vous salue Ex-mère vierge et martyre de quinze ans. Vraiment Reine muse salope. Contracté mal venésie – peine fer rouge. Fruit trop vert, non mûri extrait. Toute pure désormais sois mon joujou, ma poupoule, ma poupée, mon loulou. » (« Salopes », Ça ira !, Anvers, 1922)
Son idéal est ce qu’il appelle la « Vierge boréale », une madone au regard humblement pudique, au teint poli comme un marbre ancien. Elle trône dorénavant dans l’atelier, à son tour envahi de pinacles gothiques récupérés sur le chantier en restauration de la cathédrale Notre-Dame. Une fois de plus, la géométrie mystico-architecturée est appliquée à sa nouvelle égérie et si pour lui l’ogive demeure la plus belle performance du gothique, toute femme répondant à son idéal sera baptisée « Ogive ». Finies les femmes dadaïstes, exotiques ou cubistes, il balance à ses détracteurs : « Le tam-tam nègre dérange mes prunelles ogivales .» Cette « madone ogivale » rivalise avec les stars hollywoodiennes (Joostens fréquentant autant les cinémas que les cabarets et les bordels du port) avec une prédilection pour Marlène Dietrich et Lauren Bacall ou ses « poezeloezen », littéralement « fillettes potelées » en patois anversois, une singulière nymphette préfigurant l’anorexique Poupée de Bellmer (1934) et la redoutable Lolita de Nabokov ou encore la naïve Mélisande de Maeterlinck, la séduisante inconnue de Pétrus Christus ou la fervente donatrice de Memling qu’il admire tant. Neuhuys voyait dans ces « poezeloezen » un « idéal féminin atrocement galvaudé », une « gosse impubère ou plutôt la fillette effrayée par la première apparition du poisson rouge ». Les « Poezeloezen » seront à Joostens ce que les masques étaient à Ensor et la femme vampire à Edvard Munch, des femmes aussi farouchement vénérées, adulées et désirées que craintes. Pour Seuphor, ce curieux mélange entre nihilisme mystique et érotisme morbide à la sauce des primitifs flamands ne pouvait accoucher que d’un singulier mariage pictural. Neuhuys y verra quant à lui un drame pitoyable caché sous un masque de carton-pâte.
En 1966, Niki de Saint-Phalle aidée par Jean Tinguely, crée une immense Nana surnommée Hon (« Elle ») dans le hall du Musée d’Art moderne de Stockholm à l’invitation de son directeur, Pontus Hulten. C’est une géante aux gros seins et au ventre gravide que l’on pénètre par le vagin et qui résonne comme le parfait écho du dessin de Joostens, d’autant plus que Saint-Phalle, paraphrasant Duchamp la définissait comme une « ready maid » mais aussi parlant d’elle comme d’une « déesse » et d’une « cathédrale », termes que Joostens aurait hautement appréciés.
Durant la Seconde guerre mondiale et après, Joostens sombre graduellement dans la misère et les maladies, il expose peu et vend encore moins, le peu qu’il a, il le dépense en toiles, à l’hôpital ou au bordel. Il habite une maison délabrée non loin du Meir, Kolvenierstraat ; elle avait été la demeure de Breughel de Velours mais c’est aujourd’hui un tel taudis que l’administration communale la déclare insalubre et le force à l’évacuer. Elle le reloge au centre psychiatrique de l’hôpital Stuyvenberg, où il peint et dessine la nuit avec un fol acharnement un univers macabre, pornographique et apocalyptique rempli de personnages décharnés, moribonds. Egocentrique, enragé, misanthrope, il se replie complètement sur lui-même.
Milieu des années 50’, il reprend goût à la vie et connaît enfin une dernière période apaisée. Il retrouve la formulation Dada, récupère et recollectionne des objets de rebuts pour meubler à nouveau sa maison de « Retables Dada ». Tout lui est bon, une planche vermoulue, quelques clous rouillés, des torchons usagés, une pelote de laine ou une vielle éponge, la rue et le caniveau sont des friches fertiles sans fin, la pauvreté le rendant ingénieux. Son nouveau héros est le soi-disant « abbé Goliard », un moine défroqué fantaisiste qui depuis le début du XIIIème siècle a donné son nom aux Goliards, des étudiants ou des clercs vagabonds et de mauvaises mœurs nourrissant une littérature licencieuse qui inspirera Villon et Rabelais. Si Anvers, à l’exception de Neuhuys et de Seuphor (mais qui vit à Paris) a oublié qui il était, des écrivains, artistes ou critiques bruxellois le redécouvrent et certains dimanches viennent lui rendre visite en amical hommage, ainsi Jo Delahaut, Jean Dypréau, Théodore Koenig (qui le publiera dans Phantomas), Jacques Lacomblez (qui le publiera deux fois dans sa revue Edda) ou Philippe-Edouard Toussaint qui lui offre une exposition à la Galerie Saint-Laurent qui aura lieu en 1957, accompagnée d’un catalogue préfacé par Jean Dypréau.
Joostens décède le 24 mars 1960. En juin, Jacques Lacomblez est le premier à lui consacrer un article d’hommage dans la revue Aujourd’hui, estimant que l’artiste était alors par trop ignoré. La monographie de Paul Neuhuys paraît l’année suivante dans la collection des « Monographies de l’Art belge » qu’il conclut en écrivant : « Ainsi Joostens aura quitté furieux cette terre furieuse. Peintre religieux mais en dehors des religions confessionnelles. » Et de son côté Michel Seuphor lui consacre un grand article dans sa Peinture abstraite en Flandre sortie en 1962.
Visionnaire, Joostens, sans quitter Anvers, aura marqué de son modernisme le début du XXème siècle avant de connaître, comme Malevitch et De Chirico, un cruel doute métaphysique, un « à quoi bon tout cela » qui le renverra dans la Bruges du XVème siècle pour en revenir sur la fin de sa vie en nouveau brocanteur dadaïste. La boucle se bouclant.
Ben Durant, décembre 2016