
Un grand lecteur de Joris Karl Huysmans et des romans fin de siècle ne pouvait pas rater sa sortie : Christian Oestreicher nous a quittés soudainement et subrepticement ce jeudi 3 septembre 2025.
Il nous a quittés après plus de 75 ans à arpenter différents univers, les sciences, les maths, la musique, la poésie – une certaine musique et une certaine poésie. Pour ces deux dernières, le ressort était toujours le même : la passion de se faire surprendre et de surprendre, de ce qui n’est pas attendu ou convenu. Il ne pouvait alors que rencontrer sur ses chemins de traverse le surréalisme, car il ne fonctionnait qu’à la beauté « érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle » pour reprendre les mots d’André Breton dans L’Amour fou.
Il nous a quittés soudainement, sans esclandre, dans son sommeil. Cela a été la stupeur auprès de ses amis, qui le voyaient toujours plein d’entrain, de gourmandise, d’envie de croquer dans le monde, plus exactement dans ce qu’il aimait uniquement. Cela faisait longtemps qu’il nous avait habitués à ne plus tenir compte des convenances quand sa passion rentrait en jeu.
Il nous a quittés à Genève où il était né (27 avril 1950), où il avait vécu toutes les expérimentations soixante-huitardes, dont il est ressorti (presque indemne), où il démontra que la Suisse est aussi un lieu où le surréalisme existe, souterrainement, à l’ombre des banquiers.
Il nous a quittés avec une riche discographie, musicien, chérissant sa guitare, fidèle compagne, explorant différents styles, du jazz – bebop comme free – à la musique expérimentale. Il a même trainé dans le rock et le funk, question de génération ; un jour il a rencontré la musique de Franck Zappa, il aurait apprécié que j’écrive, de manière provocatrice, que Zappa a été celui qui incarna le mieux une démarche surréaliste dans la musique rock.
Christian Oestreicher a donc eu une grande activité autour de la musique ; elle est bien balisée sur internet (voir sa discographie). Il ne faut pas oublier qu’en plus de jazzmen et de rock star dans un certain milieu, il a aussi été un expérimentateur du son, manipulant les engins et les tables de mixage dans son studio d’enregistrement, lui qui enseigna un temps les mathématiques dans certaines universités. Tout ceci fait partie des vies de Christian Oestreicher. Je ne les ai pas connues, si ce n’est au gré de quelques confidences échappées dans nos riches conversations sur le temps présent qui, pour nous, était celui des livres et du surréalisme ; quand nous nous sommes rencontrés au début des années 2010, ses vies précédentes étaient derrière lui. Il se tenait à la marge de son passé, comme il a toujours été à la marge de beaucoup de choses – une position de principe chez lui, la marge. Nous avions convergé autour du surréalisme – surréalisme entendu comme poésie de l’image et usage systématique du rire et de la surprise.
Christian Oestreicher écrivait de la musique mais a gardé dans ses tiroirs des poèmes, des réflexions, a publié plusieurs articles scientifiques mais il n’y a pas de récits de vie expliquant pourquoi sa grande bibliothèque était truffée de livres rares, de collections par principe complètes, en surréalisme mais pas que. J’aurai le regret éternel de ne pas avoir osé lui demandé comment il avait découvert le surréalisme et comment il s’en était épris, passion à la même hauteur que celles qu’il avait pour les romans policiers, l’intégrale de Gustave Le Rouge ou de Fu Manchu (ah sa recherche de tout ce qui était le péril jaune !), la collection « fin de siècle » animée par Hubert Juin chez 10/18 (je crois qu’il avait réussi à tout avoir) et j’en passe et des meilleures.
Christian Oestreicher était d’une telle générosité dans sa relation aux autres qu’il en oublia de faire œuvre. Mais le voulait-il vraiment ?
Christian Oestreicher était surtout d’une fidélité exemplaire, soutenant jusqu’au bout Christian d’Orgeix trop isolé par son caractère alors que son œuvre est une des plus belles du surréalisme d’après-guerre. Il n’oublia pas Alain-Pierre Pillet bien sûr, l’ami commun mais qui n’avait jamais fait qu’on se rencontre, nous faisant perdre du temps. Il était le fidèle animateur de l’ADADAPP, l’Associations Des Amis d’Alain-Pierre Pillet et compilateur des œuvres complètes de ce dernier. Il était aussi maniaque que Pillet, il ne collectionnait pas les setlists des concerts de Bob Dylan comme ce dernier mais plutôt les enregistrements des morceaux de jazz qu’il aimait, avec noms de tous les musiciens de chaque séance s’il vous plait !
Christian Oestreicher a bien sûr tâté de l’édition, il ne pouvait en être autrement. Avec son amoureuse et fidèle complice Margarita Sanchez Mazas, il a tenu la barre de 2012 à 2019 des éditions La Doctrine (et non de la Doctrine comme il me reprenait quand je faisais la bourde). Situées à Genève, elles publiaient des livres d’auteurs qui ont le surréalisme comme lecture ou inspiration, des textes souvent ironiques, toujours au même format (14×22,5 cm) et sous couverture sobre d’un rouge distinctif et au tirage très limité. La Doctrine a publié de lui « 16 phases d’hétérobiographie et quelques suppléments », racontant les aventures d’Immobile Home & Bouge-Roulotte, « pétries de fantasmes érotiques, avec une pointe de misogynie immédiatement balayée par un masochisme de bon aloi et un humour helvétique qui n’oublie pas la concision sans virgule inutile. Cela se lit agréablement entre Georges Bataille, un précis de médecine, Fantômas », comme je l’écrivais alors dans Infosurr (n° 116, 2014).
Christian Oestreicher a édité de beaux et concis recueils des amis Georges-Henri Morin et Jacques Lacomblez. Il y a eu aussi, hors format, les œuvres complètes d’Alain-Pierre Pillet, avec un volume zéro, un premier tome, une deuxième en 2 volumes (quel casse-tête pour des commandes !) et un troisième qui était toujours en préparation. En co-édition avec les éditions du Grand Tamanoir, nous nous lançâmes dans la réalisation d’un coffret d’art avec des reproductions de dessins de Christian d’Orgeix, les derniers. Là aussi l’édition était une histoire de fidélité.
Si Christian Oestreicher a laissé malgré tout quelques textes par-ci par-là, car sa plume, si rare, il la consacrait surtout à adresser des cartes postales qu’en retour il adorait aussi recevoir. Dandy fin de siècle, provocateur, il faisait mine d’épouser des postures conservatrices pour aussitôt les déconstruire et montrer sa générosité. Les mots de l’autre ami Christian Bernard permettent de mieux situer le personnage :
Rien ne semble le faire davantage jubiler que de contrarier son interlocuteur ou une idée reçue ou encore une conception communément admise, juste ou non, surtout si elle a les atours de la bien pensance contemporaine (qui n’est pas pire que la précédente).

Christian Oestreicher a pu lire ces mots dans un coffret réalisé par ses amis et à lui offert, à sa plus grande surprise, pour ses 70 ans – juste retour des choses face à la générosité qu’il avait avec eux. Il est à espérer qu’une initiative voit le jour pour un hommage à cet itinéraire de vies multiples, qui permettra de passer de Joris K. Huysmans et André Breton à Fu-Manchu et à Franck Zappa.
Infosurr et les éditions du Grand Tamanoir perdent un fidèle soutien, critique et bienveillant. L’aventure continuera de plus belle, avec absolument le même sens de la fête que Christian Oestreicher savait mettre dans sa vie et dans la nôtre. (R. W.)