Stella, par Guy Ducornet

Les mots, c’est bien connu, font l’amour.

De nombreux « spécialistes du surréalisme » non francophones semblent avoir eu toutes les peines du monde à s’accommoder de l’engouement des surréalistes pour les cabrioles de la langue française et pour tous ses jeux de mots dont André Breton disait qu’ils sont « soumis au régime de la coïncidence… qui brillent de la lumière même du télescopage et montrent dans le langage ce qu’on peut attendre du « hasard en conserve », grande spécialité de Marcel Duchamp » (Anthologie de l’humour noir, 1940).

Et il s’émerveillait dans Fronton-virage des combinaisons phonétiques sidérantes de « fous littéraires » géniaux et inspirés comme Raymond Roussel et Jean-Pierre Brisset, ou des homonymes parfaits de Charles Cors :

« Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses

Où, dure, Eve d’efforts sa langue irrite (erreur !)

Ou du rêve des forts alanguis rit (terreur !)

Danse, aime, bleu laquais, ris d’oser des mots roses ! »

Breton prenait également un malin plaisir à évoquer « les hostelleries qui arboraient souvent un lion doré dans une pose héraldique, ce qui, pour le pérégrinant en quête de logis signifiait qu’on y pouvait coucher », grâce au double sens de l’image « au lit on dort » –  ainsi que l’équation du « futur Napoléon privé d’un bras = bon appartement chaud » ! – avant de conclure :

« Nous sommes ici au cœur de ce qu’on appelle la langue des oiseaux des alchimistes, idiome phonétique basé uniquement sur l’assonance. »

 

On pense naturellement à la contrepèterie du joli surnom « Écusette de Noireuil » qu’il avait affectueusement donné à sa fillette dans L’Amour fou en 1936, ou à l’enseigne de sa galerie parisienne « À l’étoile scellée » ouverte en 1952 rue du Pré-aux-clercs : n’insinuait-elle pas ironiquement que « les toiles, c’est laid » ? – réaffirmant ainsi le mépris des surréalistes pour la « beauté » conventionnelle et le « bon goût » – tout en rappelant l’étoile, noire comme Osiris, la 17e lame dessinée par Oscar Dominguez pour le tarot surréaliste, dit le Jeu de Marseille, à la villa Air Bel en 1941 ?

C’est cette étoile – Stella – que j’ai vu réapparaître fugacement en 2007, rue Fontaine à Paris (où je réside une partie de l’année) sur le triangle minuscule de la « place André Breton », nouvelle inaugurée, et qu’un hasard objectif m’a donné le temps de photographier – avant que le ravalement du café déserté qui se trouvait là ne la détruise… La plaque bleue toute neuve, bordée de vert des rues homologuées de la capitale avait été posée juste au-dessus d’une boîte murale vitrée, au titre énigmatique, qu’un Joseph Cornell aurait abandonnée en cours de création…

 

Lorsque je suis revenu en 2008, « Stella » et la boîte vitrée avaient disparu et une couche de noir avait entièrement recouvert le mur.

Le café était devenu le « Bar et Club Long Island »

Espérant follement qu’il s’agissait peut-être de l’adresse de la maison d’Utopia Parkway, à Long Island (New York), où Joseph Cornell avait vécu jusqu’en 1972 et entassé, dans son garage, les boîtes aux trésors et les petits films qu’il composait pour son frère handicapé, j’ai demandé au nouveau propriétaire la raison de ce choix – m’attendant au miracle supplémentaire…

Mais il m’a dit qu’il avait une amie américaine et que…

 

Cet intermède étoilé me ramène à l’impossibilité de faire passer d’une langue à l’autre les jeux de mots évoqués plus haut, même quand le hasard objectif s’en mêle : quel traducteur, en effet, n’a pas perdu son latin en s’attaquant au Marchand de sel de Marcel Duchamp ou aux messages tourneurs de ses Rotoreliefs et leurs histoires tournantes de moelle de l’épée dans les poils de l’aimée ? Il est vrai que les dislocations poétiques de cet « anemic cinema » sont plus faciles à retourner que le plus ardu et (si j’ose dire) très pointu « L’aspirant habite Javel » ou que les « rouilles encagées » de Benjamin Péret qui ont enragé tant d’exégètes non francophones !

Depuis Rabelais et sa « femme folle de la messe », le Rimbaud farceur du sonnet des Voyelles (Vois Elle ?) ou l’énigmatique Rrose Sélavy de Desnos-Duchamp & co qui « esquive les ecchymoses des esquimaux aux mots exquis » quand « la crasse du tympan » côtoie « le sacre du printemps », notre littérature foisonne de ces calambours, rébus, anagrammes, coq-à-l’âne, palindromes, acrostiches, antistrophes, contrepèteries et autres sauts périlleux sémantiques plus ou moins salaces ou approximatifs qui ont toujours  fait la joie des cours de récréations des pensionnats de l’Hexagone – quand ce n’est pas celle des brasseries parisiennes où le garçon demande bruyamment à l’innocent touriste s’il veut son escalope « avec une belle salade » ! Et nos dictionnaires d’offrir des exemples ne risquant pas d’écorcher les chastes oreilles, de l’élémentaire « sonnez trompettes / trompez sonnettes » du Petit Larousse au lapsus du Grand Littré, « Un mot de vous – [un mou de veau] – et je suis sauvé ! ».

Malmenée dès l’époque de Dada, la littérature – « Lis tes ratures » ou « Lits et ratures » ? – l’a été plus encore dans La Révolution surréalistes où Michel Leiris « serrait ses gloses » dans Glossaires en définissant la « Révolution » comme la « solution à tout rêve ». Plus tard, Hans Bellmer a composé avec Nora Mitrani, en français et en allemand, d’époustouflantes anagrammes autour d’une Rose au cœur violet. Et de tels jeux, jamais abandonnées par les surréalistes, trouvent encore un écho en 1976 dans « le bonheur anagrammatique de la langue arabe » énoncé par Abdul Kader El Janabi : « Al-hubb : halb al-lubb » [l’amour : la traite du cœur] ; « Al-Qur’â : al-qurr âna » [le Coran : le froid s’installe] ; « Al-ayr : Ayy  khayr » [la verge : quel bonheur !].

En anglais, les exploits verbaux du mythique Dr Spooner d’Oxford, champion de contrepets anglophones, ne peuvent rivaliser avec ceux de L’Album de la comtesse (du centenaire Canard enchaîné) qui taisent toujours leur « solution » nichée au creux des sons : seul un comique d’outre-Manche peut vendre la mèche à la radio en feignant un lapsus – Oops ! – lorsqu’il parle de « the sale of two titties » [la vente de deux nichons] au lieu de « the ta lot two cities » [le conte des deux cités] – le célèbre roman de Charles Dickens (Darl’chickens [Chers petits poulets] dont l’intrigue se situe à Paris et à Londres en 1793…). Le bon usage de la contre-pétrie, en français, langue syllabique dont l’absence d’accent tonique fluctuant permet une infinité d’acrobatiques permutations, interdit qu’on fasse entendre la version cachée, le plus souvent grivoise : comprenne qui voudra ou pourra, mais en silence !

Petit conseil aux traducteurs et autres exégètes imprudents du dadaïsme et du surréalisme : avant de proposer certaines fumeuses « découvertes » sémiotiques et autres révélations aguicheuses sur la vie privée de leurs sujets, certains seraient bien inspirés de méditer sur le paradigme Jabberwocky ou de se faire la main avec les mots-déluges d’Eugène Jolas (1933) :

« Les mottemateurs se raspent et se mossent. Il saltorèguent les multaphires. Un crichecrachlelague volâtre dans le filmamore… »

Rien de tel que de s’exercer les méninges avec Locus Solus de Raymond Roussel, les conjugaisons multiples de Raymond Queneau, les disparitions de Georges Pérec et autres spécialités pataphysiciennes des membres de l’Ouvroir de Littérature potentielle. Et puisqu’on atteint, avec cet OuLiPo, les sommets cacographiques, comment ne pas finir avec cette lettre « griffe au nez » d’une tante de Charles Fourier, si passionnée de couture que « toussait faute œil sont à pisser pas raie le m’aime » et qu’il dit avoir plus « laid ce pet rance demandé fait ramonage… » ?

Guy Ducornet